mardi 24 avril 2007

Le Corps de Liane de Cypora Petitjean-Cerf (Stock)


Pendant les vacances, j'ai lu Le Corps de Liane de Cypora Petitjean-Cerf (Stock, impr. 2006. -1 vol. (337 p.), 22 cm. ISBN : 9782234059450. 19 €).

Un roman remarquable, à la fois léger et profond, sur une tribu de femmes et sur l'un de ses membres, une adolescente en pleine crise de croissance, Liane. Ce groupe, sans présence masculine réelle à l'exception de quelques étoiles filantes, crée un univers très unique.

Cypora Petitjean-Cerf, telle une artiste de cirque, jongle avec le concept de féminité. Rien ne lui résiste. Que veut dire "être une femme"? Chacun de ses personnages a une vision personnelle. Liane se perd dans les méandres de ces points de vue, hésite, avance, fait demi-tour, hésite entre l'admiration aveugle qu'elle éprouve pour le personnage de Pamela dans Dallas et une lucidité parfois tour à tour désabusée et joyeuse.

Probablement la lecture la plus réjouissante et intelligente que j'aie faite ces derniers temps. Une réussite brillante, étonnante, par moments ébouriffante.


Ce roman a été remarqué comme le livre de la semaine dans un numéro de Marianne. Cypora Petitjean-Cerf a également eu un article très élogieux de Josyane Savigneau dans Le Monde:

PARTI PRIS
Cypora et les incertitudes de l'identité
Article paru dans l'édition du 26.01.07

On avait compris en lisant son très bon premier roman, Le Musée de la Sirène (1), que Cypora Petitjean-Cerf s'intéressait à la recherche de l'identité, aux troubles qu'elle suscite souvent, notamment chez les jeunes gens et les créateurs. Elle avait choisi la fable, l'allégorie, peut-être pour ne pas aborder la question de front.
Après ce coup d'essai réussi, elle savait qu'on l'attendait au tournant du deuxième roman. Alors elle a pris tous les risques avec Le Corps de Liane, la saga d'une tribu de femmes, que l'on suit du 4 décembre 1980 au 19 janvier 1986, puis que l'on retrouve trois ans plus tard, pour une sorte d'épilogue. Cypora Petitjean-Cerf montre ici un grand sens de la construction - pour entremêler les destins d'une dizaine de personnages autour de Liane - et un art subtil du dialogue.

Quand commence l'histoire, Liane va avoir 10 ans et va redoubler la classe de CM1. Elle vit seule avec Christine, sa mère. Elle n'a pas connu son père, un jeune Italien - il avait 17 ans - parti quelques jours avant sa naissance, le 19 janvier 1971. Sa mère n'a pas connu son père non plus, italien lui aussi. Liane, en classe, ne parle pas avec les garçons, mais elle s'est inventé un mari, le seul homme - éphémère et virtuel - dans cet univers de femmes : elle-même, Liane ; son amie Roselyne - qui écrit le français de manière presque phonétique ; sa grand-mère Huguette, qui vit en Bretagne ; son arrière-grand-mère Liliane, qu'elle rencontre tardivement ; sa mère, Christine, qui va traverser une dépression ; leur femme de ménage, Eva, et sa fille Armelle, surdouée et insupportable ; Lamia, parente de l'épicier arabe, venue d'Algérie pour tenter de faire le deuil de son fils mort-né ; quelques autres encore, qu'on découvrira au cours du récit. Et, tout de même, deux garçons : Jean-Luc, le petit ami de Roselyne, et Achraf, l'étrange fils de l'épicier arabe.

Ce qui lie toutes ces femmes, au-delà même des liens de parenté qu'ont certaines d'entre elles ? Ne pas avoir de père, dit Roselyne, la voix du bon sens. « Les filles comme nous le sentent, quand elles rencontrent une fille pareille. Et après, elles deviennent copines. » Mais elles ont un autre lien secret. Elles regardent toutes, même l'ancêtre Liliane, même Ghania, l'épouse de l'épicier, archétype de la femme soumise, la série télévisée Dallas, où, au contraire, chaque femme a, derrière elle, un homme.

Liane, qui, dans Dallas, aime particulièrement Pamela - ses soucis avec son mari Bobby et leur fils adoptif Christopher -, a des difficultés avec la réalité, la vie sociale, le collectif. Tout - et surtout l'école - lui donne la nausée. Elle ne sort qu'avec une trousse pleine de Primpéran, de Motilium et autres antivomitifs. Quand elle décide de jeter ses médicaments, elle se concentre sur les parfums. Elle note tout dans des cahiers. Mais elle veut lutter aussi contre cette compulsion à écrire.

Au fond, elle n'est pas « sûre d'être une fille » et s'étonne que son amie Roselyne le soit. « C'est parce qu'y a pas de garçons chez toi », dit Roselyne-le-bon-sens. Elle, elle a un beau-père et un frère, qu'elle fuira pour vivre chez Liane.

Toutes ces questions graves, sur la famille, l'identité, l'amour, la sexualité, sont traitées par Cypora Petitjean-Cerf de manière allègre, dans un récit plein d'humour tendre, une sorte d'anti- Dallas, la série où chacun était la méchanceté même.

Dans ces existences entrecroisées, avec ces femmes et leurs amours difficiles, leurs échecs et leurs joies retrouvées, se joue finalement une seule histoire, hantée par cette délicate question : qu'est-ce qu'être une femme ? Celles qui ne se le sont jamais demandé devraient s'inquiéter et seront certainement perplexes à la lecture du Corps de Liane. Dans l'épilogue de ce roman mené tambour battant, Liane, 18 ans, cède au conformisme devant Roselyne et son bébé. « T'es plus femme que Pamela Ewing » - qui ne pouvait pas avoir d'enfant. Une fois de plus, Roselyne a le dernier mot : « La féminité, c'est pas seulement d'avoir des enfants (...). La féminité, c'est tout ce qu'on veut. » Mais tout est fait, dans la société, pour éviter qu'on le sache.

JOSYANE SAVIGNEAU

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