samedi 12 janvier 2008

"Arthur, où t'as mis le corps?"

Boris Vian
ARTHUR, OÙ T'AS MIS LE CORPS?


C'était un forfait parfait, un vrai forfait bien fait,
Car on est des fortiches.
Le client était futé, alors on l'a buté
Pour faucher ses potiches.
C'est Arthur qu'y'était chargé de se débarrasser
De son cadavre moche
Mais Arthur a rappliqué en murmurant: "Ça cloche!
Je sais pas où il est passé."

"Hein?
Arthur, où t'as mis le corps?", qu'on s'est écrié en choeur.
"Ben je sais pus où je l'ai foutu, les mecs."
"Arthur réfléchis non de delà! Ça une certaine importance."
"Ce que je sais, c'est qu'il est mort, ça les gars je vous le garantis,
Mais bon sang c'est trop fort je me rappelle pus où ce que je l'ai mis!"

Mais le marchant d'antiquités avant d'être liquidé
Avait pris le bidophone
Et nous voilà dans la brousse, un car de flics aux trousses.
On la trouvait moins bonne.
On a loupé un tournant et on se retrouve en plan
Au milieu d'une vitrine.
Les poulets s'amènent en tas et puis ils nous cuisinent
Dans la petite pièce du bas.

"Ouille!
Arthur, où t'as mis le corps?" s'écriaient les inspecteurs.
"Ben je sais pus où je l'ai foutu, les mecs."
"Arthur réfléchis non de delà! Ça une certaine importance."
"Ce que je sais, c'est qu'il est mort, ça les gars je vous le garantis,
Mais bon sang c'est trop fort je me rappelle pus où ce que je l'ai mis!"

On a écopé dix ans. C'est plus que suffisant
Pour apprendre la belote.
On ne pouvait pas s'empêcher de toujours questionner
Notre malheureux pote.
Comme il maigrissait beaucoup on cognait plutôt mou,
Pour pas trop qu'il s'étiole.
Mais en nous-mêmes on pensait: Arthur se paie notre fiole.
Il nous fait tous marcher.

"Tu vas causer oui?
Arthur, où t'as mis le corps?", que tous les jours on lui de mandait.
Arthur, il en est mort et on sait pas où il est passé!

Ah la vache alors, Arthur.
Allons mes enfants, votre copain Arthur où l'avez-vous mis, hein?

Aucun de nous ne se rappelait plus ce qu'on avait foutu
De cet Arthur de merde
Et le directeur furax attrapait des anthrax
À l'idée qu'il se perde.
On a fait venir un devin qui lisait dans les mains
Et même dans les oreilles
Mais comme tout ça ne donnait rien un beau soir on essaie
Le spiritisme ancien.

Ça tourne les enfants ça tourne:
"Arthur, es-tu là?"
"Oui les gars."
"Arthur, où t'as mis ton corps?"
"Mais j'ai pus de corps, les gars."
"Arthur, as-tu du coeur?"
"Belote, les gars, rebelote et dix de der."
"Ah..."
Et on a enfin compris que ce salaud d'Arthur était au paradis.

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